mardi 1 décembre 2015

Un voyage dans le temps avec Ian Mantripp

 

Ian Mantripp est apparu subitement sur la scène électronique le 29 mai dernier à l'occasion du festival Cosmic Nights de Bruxelles, où il donnait son tout premier concert. Pour l'occasion, il venait même d'autoproduire son premier album, The Beginning of Infinity, à la demande de l'organisateur de l'événement Mark de Wit, qui l'avait découvert sur Facebook. Assis par terre, encerclé par un système modulaire et des synthétiseurs analogiques au nom vénérable, ce Britannique résidant de longue date de Waterloo, au sud de Bruxelles, a tout du prochain Klaus Schulze. Avec ses homologues allemands Steffen Fleißig Erren Schöttler, il est l'un des seuls à revivifier avec un tel talent le son grandiose des années 70. C'était, en tout cas, l'impression d'un grand nombre de spectateurs après ce premier concert mémorable. Sa présence parmi les spectateurs au festival E-Live 2015 était l'occasion pour ce newcomer de se présenter.

 

Ian Mantripp / photo : Natalie Grouset
Ian Mantripp (photo : Natalie Grouset)


Oirschot, le 24 octobre 2015

Ian, qui es-tu, d'où viens-tu et comment se fait-il que tu parles le français ?

Ian Mantripp – Je suis Britannique, originaire du sud de l'Angleterre. Toute ma famille est née là-bas, je suis né là-bas, mais je n'y ai vécu que cinq ans. Quand mon père a obtenu un poste à l'OTAN, dont le siège était à l'époque à Paris, il s'y est rendu d'abord seul puis, au bout de quelques mois, il a fait venir toute sa famille. Et en 1966, lorsque le siège a été transféré à Bruxelles, nous l'y avons suivi. D'où mon accent belge.

Pourquoi la musique électronique ?

IM – Ado, j'étais un grand fan de Pink Floyd. Pour moi, il n'y avait que ça. C'était l'époque de la sortie de The Wall, à la fin des années septante. Mais je connaissais aussi Jean-Michel Jarre et un autre Français, Space, connu pour son casque de moto. Le morceau s'appelait Magic Fly, je crois. Un jour, j'étais chez un copain, il a mis un disque. Il se fait que c'était Body Love, de Klaus Schulze. C'est resté mon préféré depuis.

Ce copain avait vu le film ?

IM – Noooon ! Jusqu'à ce jour, moi non plus. C'est introuvable. Mais c'était la première pochette du disque, et non la couverture blanche qui circule actuellement. Celle-là était plus ou moins rouge et contenait de belles photos du film, qui ne laissaient aucun doute sur son genre [c'est un porno avec Catherine Ringer]. En tout cas, j'ai bien aimé. Après, j'ai aussi découvert Tangerine Dream, mais bizarrement, alors qu'on les associe toujours à Schulze, je n'apprécie vraiment que deux de leurs disques.

Laisse-moi deviner : Phaedra et Rubycon peut-être ?

IM – Une bonne réponse sur deux ! Rubycon oui. Si je ne devais retenir qu'un seul de leurs albums, tout compris, ce serait celui-ci. Mais il y a aussi Cyclone. Je sais que beaucoup de gens détestent, mais moi, j'adore !

Sans doute parce que c'est leur disque le plus floydien.

IM – C'est bien possible, je n'y avais jamais pensé. D'ailleurs, étant ado, lors de vacances chez mes grands-parents à Londres, je suis allé voir Pink Floyd en concert à Earls Court, l'une des grandes salles de Londres [août 1980]. Là, j'ai vu David Gilmour jouer de la guitare. Dès le lendemain, je suis allé m'acheter une gratte. J'ai donc appris la guitare tout seul dans ma chambre, en improvisant sur les disques… de Klaus Schulze, en particulier X. Comme j'ajoutais des effets, on me disait parfois que je jouais de la guitare comme on joue du synthé. C'est comme ça que je me suis orienté vers Manuel Göttsching, Steve Hillage, des artistes comme ça. En plus, à l'époque, mon grand frère s'intéressait lui aussi à la musique. Quand il s'est acheté un petit Korg MS 10, le vendeur lui a glissé le catalogue Korg en prime.

Ian Mantripp / photo S. Mazars
Ian Mantripp à Oirschot, lors du E-Live Festival 2015
C'est très dangereux !

IM – Et comment ! J'ai tout feuilleté. C'est là que j'ai vu pour la première fois le PS 3100. Mais pour un jeune de 16 ou 17 ans, c'était fort cher. L'idée de l'acheter ne m'a même pas traversé l'esprit. Ce n'était qu'un rêve. Comment j'avais commencé la guitare, eh bien, j'ai continué la guitare, tout en restant, de loin, attiré par cet univers des synthés. Finalement, c'est sur cet instrument que j'ai joué à Bruxelles.

Nous en reparlerons. Tu jouais seulement pour toi ?

IM – Non, j'ai participé à plusieurs groupes. Surtout dans le genre Pink Floyd, toujours un peu space, alors que la tendance était plutôt à la new wave de Cure ou Simple Minds. Un beau jour, j'en ai eu marre de jouer avec d'autres gens, j'ai donc mis la guitare électrique de côté pour me consacrer à la guitare sèche. Puis j'ai aussi laissé tomber la guitare pour me mettre au didgeridoo. Puis j'ai encore abandonné et je suis passé au chant harmonique. C'est une technique de chant qui vient de Mongolie et qui permet d'émettre deux sons simultanément.

Je connais une technique de ce genre sous le nom de chant diphonique. C'est la même chose ?

IM – Ah ? Peut-être. En anglais, ça se dit throat singing. A l'époque, le grand nom du throat singing était un Américain du nom de David Hykes. Or il habitait en France, ce que j'ignorais. J'ai décidé d'aller suivre l'un de ses stages, et nous sommes devenus amis. Pendant toute cette période, j'ai continué à écouter de la musique, mais je ne fréquentais quasiment plus les concerts, j'étais totalement inactif. Mais en 2009 [le 25 septembre], il se fait que Klaus Schulze est venu jouer à Bruxelles avec Lisa Gerrard. Ça m'a repris. J'ai recommencé à jouer, mais cette fois avec les synthés que mon salaire me permettait enfin d'acquérir.

Quel est ton métier ?

IM – Je suis programmeur informatique. Je travaille à mi-temps dans une entreprise, et le reste du temps à mon compte.

Ces compétences te permettent-elles de bidouiller tes propres instruments ?

IM – Non. Je joue purement avec des instruments analogiques. Fabriquer ce type d'instrument, ça veut dire monter, souder, ce n'est pas de l'informatique. Mais ça m'intéresse. Ou bien j'achète un kit et je monte l'appareil moi-même, ou bien je paie quelqu'un pour le faire à ma place. Mais je préfère tout faire tout seul, même si je n'y connais absolument rien. Car c'est assez simple, finalement. Il y a un schéma, il y a des composants, et on suit, voilà tout : le rouge sur le rouge, le blanc sur le blanc. C'est donc après ce concert de Klaus Schulze en 2009 que j'ai acheté tous mes synthés. C'est allé très vite : en un an ou deux !

Peux-tu me décrire ton set ?

IM – Le cœur, c'est mon système modulaire, qui grandit toujours. S'y ajoutent le fameux Korg PS 3100 dont j'avais toujours rêvé ainsi qu'un Roland VP 330 qui fait office de machine à cordes et à voix. C'est un instrument que Vangelis a beaucoup utilisé sur Blade Runner, et Laurie Anderson sur O Superman. En plus de ça, j'ai aussi un Moog Voyager, un Moog Sonic Six et un autre instrument à cordes de marque italienne. Il s'agit du Godwin Concert SC 749, si je me souviens bien. Ce n'est pas courant, mais c'est une des plus belles machines à cordes qui existe, même meilleure que le Roland VP 330 que tout le monde aime tant. Les Italiens font de très bons synthés. Un petit Farfisa Syntorchestra ne me déplairait pas non plus.

Quand t'es-tu aperçu que la qualité de ta musique pouvait peut-être te permettre de franchir une nouvelle étape ?

IM – Je ne m'en suis pas rendu compte moi-même, ce sont plutôt des copains qui m'ont dit ça. Avec les ordinateurs, c'est devenu tellement facile d'enregistrer, les logiciels sont tellement peu chers – j'utilise Logic – que j'ai pu facilement diffuser ma musique. Mes amis ne sont pas tous des connaisseurs, seulement l'un d'entre eux, mon meilleur pote, qui est devenu mon plus grand fan ! Il était présent au concert de Bruxelles.

Ian Mantripp live @ Cosmic Nights 2015 / photo S. Mazars
Ian Mantripp live @ Cosmic Nights 2015
C'est lors de ce concert au festival Cosmic Nights en mai dernier que nous nous sommes rencontrés. C'était ton tout premier concert, il me semble.

IM – J'avais déjà fait de la scène étant jeune avec mes groupes. Mais en solo, en effet, c'était bien le premier concert. J'avais posté quelques morceaux sur YouTube, que je partageais aussi sur mon Facebook. D'une manière ou d'une autre, Mark de Wit, l'organisateur de Cosmic Nights, a dû cliquer sur un lien, je ne sais comment. Je l'ai par la suite rencontré lors du premier Cosmic Nights et c'est là qu'il m'a demandé si je voulais bien participer. Pas au suivant, celui qui a eu lieu à l'église et dont la distribution était déjà complète, mais lors de la troisième édition. J'ai dit oui sans réfléchir. Ce n'est qu'après coup que je me suis rendu compte de ce que ça signifiait.

La manière dont tu étais accroupis sur un petit tapis, entouré par tes machines m'a beaucoup rappelé Klaus Schulze dans les années 70.

IM – Deux trois semaines avant le concert, j'ai rencontré à nouveau Mark pour mettre au point les détails. J'ai demandé s'ils avaient assez de tables pour poser mes instruments. A la maison, je n'ai rien du tout, je, joue dans une petite pièce qui est aussi mon bureau. Mais ce n'était pas du tout prévu. Mark m'a suggéré de solliciter les organisateurs du planétarium, mais ils n'avaient rien non plus. C'est comme ça que je me suis retrouvé assis sur mon petit coussin.

En revanche, même si l'influence de Klaus Schulze est évidente, tu as su aussi t'en éloigner. Alors que Schulze peut parfois être assez glacial, tu as réussi à sortir de tes machines une musique à la fois dramatique et très expressive. Je pense en particulier à ce titre, le dernier de ton concert avec cette séquence identique au début et à la fin.

IM – Ah oui, Dancing on the Ecliptic. Ça me fait très plaisir que quelqu'un ressente ça. Le reproche que j'aurais à faire parfois à certains artistes, c'est de jouer une musique techniquement irréprochable, mais qui ne me touche pas.

Comment construis-tu un morceau ?

IM – J'ai souvent des idées dans ma tête. Mais ces idées ne se réalisent jamais. Ça part tout de suite dans une autre direction. Ce n'est pas plus mal. Il m'est déjà arrivé, après avoir constaté qu'un morceau n'évoluait pas comme je le désirais, d'essayer de revenir à mon idée première, et le résultat a toujours été mauvais. Désormais, je laisse aller. Je laisse les morceaux se construire petit à petit. Il m'arrive de laisser traîner une séquence pendant des mois. J'ai d'ailleurs des heures et des heures d'enregistrements de morceaux entamés mais jamais finis. J'attends. J'écoute en voiture, ou le soir au casque, et je m'y remets. Ou alors je fais de la pure improvisation. Par exemple, Dancing on the Ecliptic est né deux semaines avant la date du concert. Tout comme le titre qui le précédait dans le set, The Breath Of Avalokitesvara.

Aurais-tu donc tout composé en dernière minute ?

IM – Je disposais de toutes ces heures de musique, mais j'étais confronté à deux contraintes. La première, je me l'étais fixée moi-même : je voulais du live. A part le séquenceur, je voulais tout contrôler en direct, sans recourir à l'assistance d'un ordinateur qui joue à ma place. Par exemple, me lever pour jouer de la flûte pendant que le reste de la musique continue tout seul, ça ne m'intéresse absolument pas. La seconde contrainte en découlait : je n'ai que deux mains. Or tout ce que j'avais enregistré jusqu'alors était du multipiste. J'ai donc dû composer de nouveaux morceaux spécifiquement pour le concert en novembre ou décembre dernier. Puis d'autres soucis me sont tombés dessus dans l'intervalle. Je n'ai pas eu assez de temps. J'ai même laissé dans le set un morceau qui ne me plaît pas vraiment. Trois semaines avant le concert, je n'avais que vingt minutes de matériel pour un concert de trois quarts d'heure. J'ai pondu les deux derniers titres en vitesse, et je les adore.

Tu étais très, très ému après le show.

IM – C'est vrai, et j'ai toujours beaucoup de peine à écouter ces deux morceaux. Ma pauvre chienne, un bon gros lévrier irlandais qui n'avait que six ans, était atteinte d'un cancer des os. Or quand je jouais à la maison, elle venait toujours me voir et écouter. Dans mon esprit, ces deux morceaux lui sont associés. Après le concert, j'ai décidé de ne plus jouer une seule note de musique pour me consacrer à plein temps à ses derniers instants. J'ai posé tous mes congés à ce moment-là. Et elle est partie un mois plus tard. A vrai dire, mes instruments sont toujours emballés dans les caisses qui ont servi à les transporter. Je n'ai pas encore eu le courage de reprendre. Mais je vais être obligé : une nouvelle date est prévue.

Ian Mantripp - The Beginning of Infinity (2015)
Ian Mantripp – The Beginning of Infinity (2015)
Dans la foulée du concert, j'ai vu que tu avais aussi publié ton premier album, The Beginning of Infinity.

IM – C'est Mark de Wit qui m'avait demandé un petit support pour le show, je ne pouvais pas venir les mains vides. Je lui ai donc compilé sur un disque certains de mes morceaux d'avant, ces fameux multipistes qu'il m'était impossible de jouer live. J'en ai gravé une vingtaine d'exemplaires chez moi le jour précédent, de quoi satisfaire Mark.

Tu as l'intention d'aller plus loin ? De solliciter un label ?

IM – J'ai une proposition de David Wright. Il faut savoir que c'est un copain de longue date. Tu connais son label, AD Music ? Figures-toi qu'il l'a fondé avec mon frère. De même, ils ont organisé ensemble le concert de Klaus Schulze à Derby en 1996. Mais de son côté, ce qui dérangeait David, c'est que j'avais déjà publié tous mes morceaux sur Soundcloud. J'ai donc retiré tous les morceaux de l'album au profit de courts extraits par respect pour ceux qui avaient acheté le disque. Pour autant, j'ai renoncé à aller chez David, parce qu'il met beaucoup de contraintes. Et puis ce n'est pas mon but. Je fais de la musique avant tout pour le plaisir.