vendredi 24 octobre 2014

The Roswell Incident : les nouveaux maîtres de la Berlin School


Originaires de Gand, en Belgique, les frères Koen et Jan Buytaert, ont été bercés dans les années 70 aux sons des maîtres allemands de la musique électronique. Leur duo, The Roswell Incident, explore une facette particulièrement sombre de cette Berlin School, que de nombreux aficionados n'ont pu découvrir chez eux que tardivement, lors de la prestation du groupe au B-Wave Festival en 2013. Un an plus tard, Ron Boots les invitait à participer au E-Live, où leurs séquences imposantes et leurs constructions colossales ont une fois de plus fait l'unanimité. Mais qui sont-ils vraiment ? Les deux frères racontaient leur cheminement musical sitôt après leur show à Oirschot.

 

Jan Buytaert, Koen Buytaert : The Roswell Incident @ E-Live 2014 / photo S. Mazars
Jan Buytaert, Koen Buytaert : The Roswell Incident @ E-Live 2014

Oirschot, le 18 octobre 2014

La musique électronique, c'est un trait de famille ?

Koen Buytaert – Non, je ne crois pas. Notre père aimait la musique classique et l'opéra. Il jouait aussi de l'orgue. On en avait un petit à la maison.
Jan Buytaert – Attention, il a aussi assisté à un concert de Klaus Schulze avec nous : le fameux concert en la cathédrale Saint Michel d'Anvers [le 17 octobre 1977]. C'est nous qui l'avions amené, et ça lui avait plu.
KB – Exact ! J'avais 16 ou 17 ans.
JB – Et moi 9.

Oui, mais si ce n'est pas lui, qui a introduit la musique électronique à la maison ?

KB – Ce doit être moi. J'ai un goût pour les choses un peu spéciales. Le tout premier disque que j'ai acheté était Atom Heart Mother [1970] de Pink Floyd. Dans le genre « spécial », ça va déjà loin, mais je recherchais quelque chose d'encore plus radical. Le jour où j'ai déniché Rubycon [1975] de Tangerine Dream, dans un petit magasin de disques, ça a été une révélation. Voilà exactement ce que j'aime : l'atmosphère, le côté répétitif, sans percussions, mais en séquences. C'est une musique que je n'avais jamais entendue auparavant.
JB – Normal : ce genre débutait à peine à l'époque. Après Tangerine Dream, nous avons commencé à suivre tous les autres : Klaus Schulze, Ashra, etc.
KB – Nous avions aussi la chance de capter une émission de radio flamande, « Musique du cosmos », qui ne diffusait que de la musique électronique tous les mercredis soir, de 10 h à 11 h. Ça doit remonter à 1977-78. Quand nous étions plus jeunes, la chambre de Jan était située juste en face de la mienne. Les soirs où je m'absentais pour faire la fête, il entrait dans ma chambre et il écoutait au casque mes disques de musique électronique. C'est comme ça que je l'ai influencé.
JB –  Et quand tu rentrais, à 5 heures du matin, j'y étais encore.

Koen Buytaert : The Roswell Incident live @ E-Live 2014 / photo S. Mazars
Koen Buytaert
Selon vous, faut-il toujours chercher à innover ou essayer au contraire de cultiver toujours le même sillon ?

JB – Nous sommes sous influence, c'est une évidence. Mais nous nous efforçons aussi de créer notre propre style. Par exemple, Free System Projekt tente de se rapprocher le plus possible des séquences, des sons et des textures de Tangerine Dream et de Klaus Schulze. De notre côté, nous tâchons de développer nos propres sons, de nous éloigner des presets trop classiques.

Vous reconnaissez-vous dans la notion de Berlin School ?

JB – Regarde ce qui est écrit sur nos t-shirts : « The Roswell Incident – Berlin School Sequencing ». Nous avons notre style, mais la méthode est la même. Nous créons notre musique en direct, simplement en jouant côte à côte. Et ça vient tout seul comme ça depuis vingt ans. J'en suis encore surpris.
KB – Open Your Eyes, le premier morceau de l'album The Crash [2010], a été enregistré en une seule prise. Par la suite, nous avons plusieurs fois tenté de le rejouer à l'identique, mais c'est impossible. Je peux bien commencer, mais au bout de quelques minutes, nous dévions invariablement vers autre chose. Nous étions si satisfaits de cette session que nous l'avons utilisée telle quelle pour la sortie du CD (bon : après avoir enlevé tout de même quelques fausses notes). Depuis, nous n'avons jamais rejoué Open Your Eyes.
JB – Les solos sont toujours différents. Pour jouer Escape aujourd'hui, il m'a fallu réécouter le disque à la maison afin de me rafraîchir la mémoire.

Jan Buytaert : The Roswell Incident live @ E-Live 2014 / photo S. Mazars
Jan Buytaert
Il y a de très grandes différences entre les artistes qui se réclament de la Berlin School. Les Allemands sont connus pour leur romantisme alors que les Néerlandais sont plus joyeux. Quant à vous, je vous trouve beaucoup plus sombres.

KB – Oui, absolument.
JB – Je suis un peu romantique, quand même. La preuve : j'aime aussi Kitaro et Vangelis. Mais tu as raison : dans une atmosphère aussi noire, le défi, pour moi, consiste à parvenir malgré tout à créer des mélodies. Quand j'improvise et que Koen ne bronche pas à côté de moi, ça veut dire que c'est bon !
KB – Parce que je n'aime pas trop les mélodies. J'aime les soundscapes et les drones de l'ambient music, celle de Dirk Serries et Robert Rich. C'est pourquoi nos morceaux débutent souvent – et s'achèvent parfois aussi – par des atmosphères très ambient.

Comment est né le groupe ?

JB – Jusqu'à présent, nous avons enregistré à la maison l'équivalent d'une vingtaine de disques. Mais au départ, ce n'était que pour nous.
KB – En réalité, c'est Jan qui a eu le premier un synthétiseur, un Korg MS-20. De mon côté, j'étais déjà marié quand j'ai commencé à acheter des synthés. On a d'abord fait de la musique pour des pièces de théâtre amateur un peu absurdes, des comédies de boulevard. Ça n'avait rien à voir avec la musique électronique, mais en tout cas, c'est pour cette raison que j'ai eu besoin d'un synthétiseur au départ. Notre musique figure également sur un documentaire animalier consacré aux singes.
JB – J'ai un temps été clavier dans un groupe de rock. On jouait des titres comme Mr. Kiss Kiss, Bang Bang, la chanson de James Bond, avec trompettes, violons, et tout le reste. En 2004, nous avons assisté, pour la première fois depuis longtemps, à un concert de musique électronique. Nous étions dans la salle, nous écoutions la musique qui était proposée. A un moment, on s'est regardés et on s'est dit : « franchement : pourquoi pas nous ? »
KB – J'avais un peu perdu le contact avec cette scène quand Schulze et Tangerine Dream sont devenus plus commerciaux. Stratosfear, d'accord, Force Majeure, oui, mais après, leur musique est devenue trop mélodieuse pour moi. Il n'y avait pas Internet, donc nous n'avions jamais entendu parler de l'association Klem, aux Pays-Bas. Je n'ai repris contact que vers l'an 2000, grâce au Alpha Centauri Festival d'Eric Snelders. A notre tour, nous nous sommes mis à organiser des concerts, les Majestic Concerts, chez nous, à Gand. Age a été le premier groupe à s'y produire, puis nous avons invité Free System Projekt, qui en a tiré le CD et le DVD intitulé Gent. Enfin, nous avons organisé un autre événement, Much Ado About Noise, toujours à Gand [le 20 mai 2006], avec cinq ou six artistes de la scène belge : Planets Citizens, Zool, Alain Kinet, Shoda et… nous : The Roswell Incident.
JB – C'était très modeste. Le public regroupait essentiellement les familles des participants.
KB – Dirk Serries était dans la salle. Ça partait dans tous les sens. L'un des artistes se servait même d'un gros bidon de pétrole en guise d'instrument.

Jan Buytaert, Koen Buytaert : The Roswell Incident @ E-Live 2014 / photo S. Mazars
The Roswell Incident @ E-Live 2014
Que faites-vous dans la vie ?

KB – Je suis professeur de mathématiques et de physique.
JB – Je suis ingénieur et consultant en TIC dans l'enseignement.

Ces activités scientifiques et techniques vont-elles de pair avec votre musique ?

KB – Nous n'utilisons pas de formules mathématiques pour composer de la musique, si c'est ce à quoi tu fais allusion. On pourrait essayer.
JB – Ah non !
KB – Mais il y a quand même un lien, dans la mesure où la musique électronique consiste aussi à maîtriser des instruments, installer des appareils, brancher des machines.
JB – Et même ça, ça ne fonctionne pas toujours. Aujourd'hui, en plein milieu du concert, les programmes ont refusé de se charger automatiquement d'un morceau à l'autre. J'ai dû tout reparamétrer manuellement. J'imagine que tout le monde l'a remarqué.

Votre nom suggère un intérêt pour un thème majeur de la science-fiction : le crash de Roswell, les extraterrestres. Est-ce une passion ?

KB – Nous sommes tous les deux très fans de science-fiction : les classiques, bien sûr, comme Van Vogt, Asimov ou Hamilton. Mais aussi Jack McDevitt, qui s'est fait une spécialité des enquêtes xénoarchéologiques.
JB – On peut aussi citer Dan Simmons Alastair Reynolds, Ian Banks : de la vraie science-fiction, pas de la fantasy.
KB – On joue aussi à des jeux de rôle, des wargames, des jeux de carte sur le thème de la science-fiction, en particulier un jeu qui s'appelle Netrunner et dont le sujet tourne aussi autour du monde de l'informatique.
JB – De vrais enfants, hein ?

Si j'ai bien compris, The Crash est le premier album d'une trilogie consacrée à Roswell.

JB – Après The Crash, en 2010, nous avons sorti Hunted fin 2013, puis Escape [2014], la version studio de notre concert au B-Wave.
KB – Dans notre histoire, à la fin d'Escape, l'alien retourne d'où il vient, dans les étoiles.

The Roswell Incident CD covers
The Roswell Incident – The Crash (2010) / Hunted (2013) / Escape (2014)

Qui est le responsable du design des albums ?

KB – C'est Alain Kinet. Tout ce qu'il fait correspond exactement à notre univers. C'est une rencontre parfaite. Chaque dernier dimanche de chaque mois, nous essayons aussi de faire de la musique ensemble. On a déjà enregistré pas mal de morceaux. Qui sait, peut-être allons-nous en faire quelque chose un jour.
JB – Nos t-shirts aussi sont de lui. La mention : « Berlin School Sequencing », c'était son idée.

Pourquoi avoir choisi de tout fabriquer vous-mêmes, de ne pas travailler avec un label ?

KB – Pour rester libres de faire ce qui nous plaît. Si nous ne rencontrons pas le succès, alors tant pis. Mais au moins, nous faisons exactement ce que nous aimons.

Depuis votre prestation live au premier B-Wave, vous avez pris une nouvelle dimension. On parle beaucoup de vous également en Allemagne. Mais on vous y voit peu. Pourquoi ?

KB – Nous viendrons volontiers si on nous invite. Cette année, nous aurions également voulu assister au festival Electronic Circus, mais c'était il y a deux semaines, à une date vraiment trop rapprochée du E-Live. Nous étions en pleines répétitions. Il faut dire que nous avons un peu tendance à tout faire à la dernière minute. C'est l'un de nos points communs.
JB – Hier, très tard, on répétait encore.

The Roswell Incident live @ E-Live 2014 / photo S. Mazars
The Roswell Incident live @ E-Live 2014
Que représente à vos yeux l'opportunité de jouer ce soir avant Manuel Göttsching ?

KB – C'est chic !
JB – Comme au B-Wave juste avant Ian Boddy. Mais ni Ian ni Manuel n'ont assisté à nos concerts.

Que manque-t-il pour attirer un public plus jeune ?

KB – Une plateforme comme la radio. Internet ? Ça ne fonctionne pas, tout simplement parce qu'on s'y perd. Il manque aussi des festivals, comme le festival Tomorrowland en Belgique. C'est aussi de la musique électronique, mais dans un autre style. Il faudrait pouvoir établir des ponts entre les différents styles.

Pour finir, quels sont vos projets ?

JB – Nous allons probablement participer au prochain festival Cosmic Nights en mai 2015 au planétarium de Bruxelles. Après, nous aimerions bien nous produire en Allemagne et – pourquoi pas ? – en France.
KB – En Angleterre, le Awakening Festival avait organisé au mois de septembre une spéciale Pays-Bas. Peut-être y aura-t-il aussi un jour une spéciale Belgique ?
JB – Nous ne recherchons pas des dates à tout prix, mais si on nous sollicite, nous dirons oui.
KB – Nous aimerions aussi participer aux fêtes de Gand : une grande manifestation culturelle et musicale qui mobilise toute la ville pendant dix jours et dix nuits au mois juillet, depuis une cinquantaine d'années. Il y a de tout, des concerts, des artistes belges. Tout gratuit. Tout en plein air. J'ai donné notre musique à l'un des organisateurs à tout hasard. Et l'année prochaine, nous publierons peut-être un nouvel album.
JB – L'un des morceaux que nous avons interprété aujourd'hui en fera peut-être partie.